Elle était belle cette chemise ! En lin, bleu marine à col boutonné, durant des semaines je l'avais convoitée, passant et repassant devant la vitrine.
Je la voulais. Mais je voulais la gagner, par moi-même. Elle valait cinquante francs ( 50 Frs), en ce temps-là.
Et je l'ai conquise en quelques jours d'un magnifique mois de juillet, j'avais 14 ans et 9 mois.
En une semaine, pour être précis, intense : mon premier travail hors de l'hôtel familial, pour dépanner une voisine amie de la famille, également hôtelière et victime d'une défection de personnel.
Il avait fallu arracher l'autorisation des parents, bien sûr, mais ma détermination avait eu le dernier mot.
Une semaine de service quasiment seul en salle, midi et soir, tous les jours, face à une quarantaine de clients : un peu rude, mais grisant.
Et en 7 jours, à eux seuls, les pourboires suffirent à l'acquisition de l'objet du désir !
Grisant au point de poursuivre, deux mois durant, à la satisfaction générale1,2.
Ce que j'ai pu m'offrir de plus avec mes gains restait imprégné de la même joie, de la même fierté que celle ressentie en portant pour la première fois la chemise de mes rêves.
Des années, des décennies ont passé, mais avec le souvenir l'émotion ressentie alors par le gamin que j'étais m'envahit à l'identique.
Aujourd'hui, on me priverait de cette fierté.
1 Il faut dire que j'avais été à bonne école familiale.
2 Sans jour de congé, à raison de 10 heures par jour et 300 Frs par mois. La prescription est acquise depuis longtemps... et c'est très bien.
